Que s'est-il passé à Newlands Corner dans la nuit du 3 au 4 décembre 1926 ? La voiture d'Agatha Christie a été retrouvée au bord d'une carrière, sans sa célèbre propriétaire, évanouie dans le Comté du Surrey. Trompe-l'oeil, faux-semblant, vraisemblance, avec une nouvelle hypothèse le puzzle est-il enfin reconstitué ?
(4e partie)
Le samedi 4 décembre 1926 à 6h20 du matin, un certain McAllister aide une femme stationnée non loin de Newlands Corner à redémarrer sa voiture. Cette femme est-elle Agatha Christie ?
La probabilité pour qu'une autre femme, correspondant à la description
de la célèbre romancière, se soit trouvée ce matin du 4 décembre 1926 à
proximité de l'endroit où l'on a retrouvé la Morris Cowley d'Agatha
Christie paraît pourtant faible.
Les reportages des journaux de l'époque sont inévitablement confus. La biographe Laura Thompson écrit* "Cet homme a d'abord été nommé Ernest Cross, puis Edward McAllister". Et plus loin elle précise "C'était (...) presque comme s'il s'agissait de deux hommes différents, puisque 'Cross' a décrit le radiateur de voiture comme 'assez chaud' et de forme carrée (...) tandis que McAllister a déclaré qu'il était froid. Dans chaque reportage, on dit que la femme (...) a pris la route en s'éloignant de Newlands Corner."
Il ne semble indiqué nulle part que le témoin McAllister ait remarqué la marque de
la voiture ou son modèle. L'homme précise juste qu'il s'agissait d'une
quatre places. Il dit "J'ai vu une voiture avec une femme à l'arrière". La phrase exacte est "I saw a motor car with a woman standing at the back of the car." La femme se trouve-t-elle "assise à l'arrière" ou "debout à l'arrière
de la voiture", sous-entendu "à guetter si quelqu'un passe"?
Andrew
Norman** relate que, selon le témoin McAllister, la voiture est
stationnée à 300-400 mètres de la jonction de Trodds Lane et de l'A25, qui est une sorte de Y juste
avant le fameux point culminant touristique de Newlands Corner. Le témoin précise que
l'avant de l'automobile est placé dans la direction de Merrow, village situé à l'Est de Guilford. La direction est celle dans laquelle il se dirigeait lui-même, puisqu'il est
écrit qu'il allait travailler dans Merrow Lane, qui se trouve un peu
plus loin vers le Nord. Toujours selon McAllister, après avoir démarré
la voiture de cette femme, celle-ci a conduit l'automobile très
lentement en
descendant la colline (Trodds Lane) vers le village de Merrow, en
s'éloignant de Newlands Corner.
Pour Andrew Norman "Si
c'était la voiture abandonnée (ndr. la voiture qui dans ce cas serait abandonnée accidentée ensuite) la
femme a dû faire demi-tour et monter la colline derrière lui."
Cette scène est d'ailleurs pour le moins étrange. Imaginons cette femme assise dans sa voiture. Il est 6h20 du matin en
décembre. Il fait nuit et froid. Que serait-elle devenue si McAllister
n'était pas passé ce matin-là à vélo ? Serait-elle restée à cet endroit à
attendre le passage d'une autre personne ? Comment aurait-elle pu héler
une autre
voiture depuis l'intérieur de la sienne ? Et si elle était debout dans
la nuit et le froid à l'extérieur de la voiture, depuis combien de temps
s'y trouvait-elle ?
Agatha Christie aurait-elle
conditionné toute sa stratégie d'accident et de disparition à la
présence et à la volonté de ce McAllister ? D'autant que si elle avait
rencontré une autre personne plus tard la suite des événements se serait
déroulée autrement. Le récit de cette disparition temporaire à Newlands Corner a montré une augmentation du nombre de curieux avec le lever du jour.
Une hypothèse par laquelle la romancière aurait attendu toute la nuit au froid dans sa
voiture, dans le seul but d'aller la fracasser au petit matin, le plus discrètement possible, en dévalant l'autre versant de la colline, est hasardeuse. Quand bien même
elle aurait auparavant fait demi-tour plus loin dans Trodds Lane.
En conséquence, la voiture de la romancière a probablement été accidentée le samedi 4 décembre vers 5h-5h30 du matin, la femme vue par le témoin McAllister est probablement Agatha Christie, mais la voiture démarrée n'est pas sa bien-aimée Morris Cowley.
A la suite de cela la direction prise par la mystérieuse voiture et sa conductrice est celle de Clandon et puis vraisemblablement Londres.
A la suite de cela la direction prise par la mystérieuse voiture et sa conductrice est celle de Clandon et puis vraisemblablement Londres.
Les indices du passé
Dans les ouvrages d'Agatha Christie, les substitutions, notamment les personnages venant prendre la place d'une autre personne, ne sont pas rares. On rencontre aussi les homonymies, comme dans L'Affaire de la femme disparue (The Case of the Missing Lady), une nouvelle d'abord publiée au Royaume-Uni en octobre 1924 dans la revue The Sketch°. Pour rappel, Agatha Christie a acheté sa voiture, une Morris Cowley, en 1924.
Dans L'Affaire de la femme disparue, les détectives privés Tommy et Tuppence Beresford recherchent Hermione Leigh Gordon, la fiancée d'un de leurs clients, Gabriel Stavansson. Ils se rendent au village de Maldon où est censée se trouver la disparue. Sur place, ils n'en trouvent aucune trace. Tuppence se rend alors compte qu'il y a deux villages du même nom, situés dans deux comtés différents.
Deux mois après la publication de L'Affaire de la femme disparue, en décembre 1924, la reine du roman policier publie une autre nouvelle, dans la revue The Grand Magazine°. Intitulée La Métamorphose d'Edward Robinson, l'histoire parle d'une étrange erreur de voiture.
Le héros a acheté, à la manière d'Agatha Christie, une élégante voiture grâce aux 500 Livres Sterling gagnées à un concours. Après quelques
tours de roues, Edward Robinson s'arrête quelque part dans le but d'admirer un paysage se trouvant un peu
éloigné de l'endroit du stationnement.
Depuis le bord de la route, il
prend un chemin menant au point de vue, profite du paysage, puis revient vers sa voiture en
empruntant, sans vraiment s'en apercevoir, un chemin différent. Il débouche en fait un peu plus loin, mais près
d'une voiture identique à la sienne. Sans prendre garde, il monte dedans
et part avec. C'est en fouillant plus tard dans la boîte à gants
qu'il découvrira un collier de diamants et réalisera qu'il
conduit la mauvaise voiture. Heureusement pour lui, il y a aussi un
petit mot avec le collier.
Le rendez-vous de Londres
Le vendredi 3 décembre 1926 au matin, après sa dispute avec son mari et que ce dernier ait quitté la maison de Styles pour rejoindre sa maîtresse, Agatha Christie décide de prendre sa Morris Cowley et de partir pour une destination inconnue. Elle est cependant de retour pour le repas du midi.
Ce jour-là, Charlotte Fisher, secrétaire, gouvernante et confidente de la romancière, avait pris sa journée et se trouvait à Londres chez sa soeur. Elle devait rentrer le soir tard. Avant de partir vers 22h, Agatha Christie lui laisse une lettre dans laquelle elle lui demande d'annuler une réservation pour un Weekend prévu dans le Yorkshire et lui indique qu'elle lui ferait savoir où elle allait. Mais la lettre ne s'arrête pas là, elle est l'expression de sentiments d'Agatha Christie face à sa situation personnelle**. Un contenu allant bien au delà d'instructions données à une secrétaire, comme une lettre écrite pour être lue par d'autres personnes que sa destinataire.
A Londres, vivait une amie d'enfance d'Agatha Christie, Nan Pollock, la soeur de James Watts (le mari de sa soeur Madge). Nan Pollock s'était remariée avec un certain George Kon, par ailleurs ami d'Archie*, avec qui il jouait au golf **.
Andrew Norman écrit "Quelle
relation étroite Agatha avait-elle avec Nan Kon, qui était presque deux
ans son aînée et qu'elle connaissait depuis son enfance ? Très proche
selon Agatha."
Après les débuts difficiles au volant de sa Morris Cowley en 1924,
Agatha Christie avait depuis lors sillonné en de nombreuses occasions la campagne anglaise et savait conduire avec une grande facilité dans les rues de Londres. Il lui arrivait
aussi de conduire la voiture de son mari, un modèle de gamme supérieur,
une Delage. "La Delage nous a donné à tous deux beaucoup de plaisir. J'ai adoré la conduire, (...)" dit-elle dans sa biographie.
Depuis Styles, une autre mystérieuse affaire |
Le matin du vendredi 3, la romancière a pu se rendre à Londres afin d'obtenir de son amie Nan une seconde voiture pour la nuit suivante et convenir avec elle, et sans doute aussi avec Charlotte Fisher, du lieu de stationnement pour une substitution. Elle leur offre de participer à l'une de ses énigmes. Le mari de Nan était d'ailleurs parti de chez lui cette nuit-là. Le changement de voiture orchestré par Agatha Christie devant avoir lieu près de Newlands Corner. Il n'était pas possible de parler de ce projet en passant par une communication téléphonique.
Pourquoi Newlands Corner ? Parce que ce lieu élevé et connu se trouvait proche du célèbre et légendaire étang de Silent Pool et qu'Agatha Christie passait régulièrement auprès des deux pour rendre visite à sa belle-mère. Elle les connaissait.
Judith, la fille de Nan Kon, avait dix ans au moment de la disparition. Selon la biographe Laura Thompson, à la fin de sa vie, Judith a laissé filtrer quelques indications. Laura Thompson écrit* "Le matin du vendredi 3, elle (ndr. Agatha Christie) se rendit à Londres pour rendre visite à Nan et discuter du plan, avant de retourner à Styles pour le déjeuner."
On peut tout autant imaginer que l'héroïne de cette énigme non résolue depuis 1926 a sollicité cette nuit-là l'aide de son beau-frère Campbell Christie et que la lettre lui étant adressée qui a été postée le samedi 4 au matin ne soit qu'un leurre, envoyée uniquement pour donner le change. Comme dans les romans de détectives Campbell Christie n'est-il pas le personnage dont on parle le moins ? De plus il a détruit la lettre postée à Londres après l'épisode de Newlands Corner, pour ne conserver que l'enveloppe.
On peut tout autant imaginer que l'héroïne de cette énigme non résolue depuis 1926 a sollicité cette nuit-là l'aide de son beau-frère Campbell Christie et que la lettre lui étant adressée qui a été postée le samedi 4 au matin ne soit qu'un leurre, envoyée uniquement pour donner le change. Comme dans les romans de détectives Campbell Christie n'est-il pas le personnage dont on parle le moins ? De plus il a détruit la lettre postée à Londres après l'épisode de Newlands Corner, pour ne conserver que l'enveloppe.
L'énigme de Newlands Corner
Le lancement d'une automobile depuis la colline de Newlands Corner en
pleine nuit, en roue libre, parait difficile à réaliser, hasardeux, et
pour tout dire peu vraisemblable. L'idée d'une descente au volant, avec
les cahots, l'éclairage limité des lampes, le risque pour les pneus,
tient davantage de la cascade pour un film. Or, la voiture retrouvée
était peu abimée et sa propriétaire n'a pas subi la plus petite blessure
corporelle.
Qu'entend-on dans la nuit du 3 au 4 décembre 1926 dans les environs de Newlands Corner ? Le silence de la campagne anglaise dans l'hiver déjà présent. Un silence pouvant être rompu par le cri d'un oiseau de nuit ou par l'aboiement d'un chien dans une ferme isolée. Ou encore par une voiture des années 20 pétaradant sur l'A25 vers minuit au sommet de la colline. Laura Thompson* rapporte qu'un témoin "a également fait référence à une gitane, (...) qui a dit qu'elle avait entendu une voiture se déplacer vers minuit sur le sommet de Newlands Corner."
Le soir du vendredi 3 décembre vers 21h45-22h, Agatha Christie se
rend à Londres ou dans un lieu convenu du Sud-Ouest de Londres pour
rencontrer la personne ayant accepté de conduire la seconde voiture et
la précéder jusqu'à Newlands Corner. Les acteurs parviennent au croisement principal de Clandon et prennent l'A25 en direction de Newlands Corner (Shere Road). Vers minuit les deux voitures
arrivent en haut de la colline, ce qui provoque un bruit inhabituel en
cette nuit glaciale.
La seconde voiture est stationnée dans Trodds
Lane, l'avant placé vers le village de Merrow. Agatha Christie ramène
ensuite l'autre personne à Londres. Il est autour de 1h00 du matin. Elle peut se
reposer quelques heures en attendant de repartir pour Newlands Corner.
Autour de 5h00 du matin, Agatha Christie arrive de nouveau à Newlands Corner. Cette fois-ci, elle continue vers Albury. Environ 1,3Km plus loin, juste avant Silent Pool, elle tourne à droite dans Water Lane, qui à cette époque est un chemin de terre, et qui, pour la partie longeant la carrière, semble l'être encore de nos jours. Puis elle roule jusqu'à l'endroit où sa voiture a été retrouvée. Elle la dirige sur sa gauche vers un buisson. Ou sur sa droite si elle a préféré tourner plus loin à droite vers l'A248 et remonter un peu plus loin à droite dans Water Lane.
La distance la séparant de la seconde voiture est d'environ 1,2Km. Le chemin qu'elle emprunte pour rejoindre Newlands Corner à pied est en pente ascendante. Agatha Christie emporte son attaché-case mais préfère laisser son manteau de fourrure dans la Morris Cowley pour s'alléger et pouvoir mieux se déplacer en marchant. De retour en haut de la colline de Newlands Corner, elle bifurque à gauche dans Trodds Lane. Elle sait que la seconde voiture est à proximité. Elle l'aperçoit, s'en approche et s'asseoit enfin à l'arrière pour se reposer un peu de son aventure nocturne.
A 6h20, Edward McAllister redémarre une voiture dont le moteur, trop froid, n'a pas pu être remis en route par Agatha Christie. La romancière s'éloigne ensuite vers Clandon puis vers Londres, pour rendre l'automobile à son propriétaire.
Avec cette hypothèse, la réponse à la question "Que serait devenue Agatha Christie si McAllister
n'était pas passé à cette heure-là à vélo ?" est d'évidence qu'elle serait restée dans Trodds Lane à
attendre le passage d'une autre personne. L'heure de son départ vers Londres devient relativement moins important. Qui pourrait, de ce côté de la colline, établir un lien entre cette femme en panne de voiture allant en direction de Merrow et une Morris Cowley abandonnée près d'Albury dont il ignore même l'existence ? L'inverse étant plus improbable encore.
La possibilité que la femme en panne dans Trodds Lane ne soit pas la romancière aurait seulement comme conséquence de différer le lieu où Agatha Christie a rejoint la seconde voiture.
En tout état de cause, l'hypothèse d'une seconde automobile relègue l'heure de
'l'accident' un peu au second plan de l'histoire. Peu importe l'heure,
l'essentiel est que les protagonistes se soient concertés sur celle-ci.
Photo : Affiche de personne disparue du 9 décembre 1926. Diffusée par la police du Comté de Berkshire, dans lequel vivait Agatha Christie lors de sa disparition.
* Laura Thompson - Agatha Christie An English Mystery - Google Books
** Andrew Norman - The Disappearing Novelist - Google Books
° Wikipedia
modifié le 08/12/20
Quand la fiction rejoint la réalité !
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